Histoire de la Réunion
Juin 1911 : la mort de Sitarane
Il y a 91 ans
par Service Multimédia
Nous sommes le 20 juin 1911, à Saint-Pierre, sur le bord de mer. À la place de lactuel boulevard se trouve une rue étroite, une de ces rues en macadam comme il y en avait dans toutes les villes à lépoque, et le long de cette rue luisent les rails du chemin de fer. Une unique voie qui se termine à quelques centaines de mètres dici, à la gare de Saint-Pierre.
Il est minuit et quelques minutes et dhabitude, ce quartier est totalement désert, à cette heure. Dautant plus désert quil ny a pas déclairage public et quen hiver, il règne ici une obscurité de grotte.
Pourtant, une petite foule se presse sur le bord des rails. Quattendent-ils ? Il ny a pas de halte ici ! On est à langle de la rue de la Cayenne, autrement dit de la prison, à quelques pas du cimetière. Jamais le train ne sy arrête !
Pourtant cest bien le train quils attendent, ces messieurs. Car il ny a que des hommes dans la petite foule qui se presse frileusement. Et parmi eux, une majorité dhommes en uniforme. Les quelques lanternes qui se balancent au bout de quelques bras éveillent des reflets métalliques. Il y a des armes, ici, beaucoup darmes. On reconnaît des mousquetons de gendarmerie, des pistolets réglementaires de police, des fusils Lebel de la troupe.
On voit des képis et des galons. Un observateur attentif noterait quil y a là une exceptionnelle concentration de soldats, de gendarmes et de policiers. Il noterait aussi la présence de quelques journalistes et de personnages à la mine sombre : des magistrats. Mais qui attendent-ils, battant de la semelle dans cette brise nocturne, comme un troupeau de pingouins serrés le long des rails ?
Une vibration dans lacier, un halètement apporté par le vent annonce larrivée dun convoi. Le train ne comporte que quelques wagons : une plate-forme sur laquelle est ligoté un ensemble de poutres et des voitures de passagers doù sortent des soldats puis, encadrés solidement par la police, deux hommes étroitement ligotés.
Un soupir collectif échappe à la petite foule qui attendait. Les voilà, les visages des tueurs ! On se dresse sur la pointe des pieds pour mieux les voir. Fontaine, le jeune créole, intéresse moins. Mais cet autre, ce Mozambique trapu quon dit si féroce. Le voilà enfin, ce Sitarane, le buveur de sang !
La troupe encadre de près les deux condamnés, elle les conduit rapidement vers la prison toute proche. On les enferme dans deux cellules séparées, dont les portes claquent. Les quelques curieux se dispersent. Cest fini, jusquà tout à lheure
Les deux hommes quon vient de voir passer, si étroitement ligotés, vont passer dans quelques heures de lhistoire à la légende. Lhistoire, nous allons vous la résumer. La légende, ce sera pour après. Après le couperet
Laffaire quon appellera par la suite – et à tort, on le verra – affaire Sitarane, nalimenterait que quelques pages dans les journaux daujourdhui. Cest quon a fait bien pire, depuis, que la sanglante bande du Sud. Mais au début du XXe siècle, la délinquance moderne na pas été inventée, personne na jamais vu le Silence des agneaux et la criminalité en série apparaît, surtout dans la paisible Sud de La Réunion, comme une abomination inimaginable.
Ce nest pas que La Réunion soit un paradis. Non, on sy dispute, on sy bat, on sy entretue à loccasion. Mais ces échanges de mauvais traitements sont en général le fait de gens qui se connaissent : lun bat sa femme, lautre vide une vieille querelle avec un voisin
La violence anonyme, la violence qui vient la nuit et qui, en plus sillustre dun cérémonial sanglant, cette violence-là, La Réunion ne la connaît pas. Il ny a donc rien détonnant à ce quelle frappe les imaginations. Il ny aura rien détonnant à ce que la bande à Sitarane, bientôt, entre dans la légende, bien quelle nait tué que trois personnes : ce nest pas toujours le nombre qui compte, mais la manière
Cette manière, si on sy intéresse de près, apparaît sombre, mystérieuse. Brutale, aussi. Parce que les morts de Saint-Pierre, on ne peut pas dire quils soient partis en douceur
Cest pour cela, pour conjurer en quelque sorte le souffle diabolique qui a bouleversé la colonie durant quelques mois, que des ouvriers saffairent, dans la nuit froide et pluvieuse, à installer et cheviller ces deux montants de bois parallèles, là, près du mur du cimetière. Cest à cet endroit précis que se terminera la tragédie. Et que commencera la légende
La bande des buveurs de sang du Sud, comme la presse de lépoque lappellera, compte une dizaine de personnes. Son chef nest pas ici, ce soir, à Saint-Pierre. Il se nomme Pierre Elie Calendrin, il est né à Bellemène, il se faisait nommer Saint-Ange Gardien, il était tisaneur le jour et sorcier la nuit. Et pourquoi, direz-vous, le chef de la bande nest pas à Saint-Pierre, le 20 juin 1911 à laube, attendant dêtre exécuté ? Parce quil a été gracié par le président de la République !
Il ne mourra que dans seize ans au bagne de Saint-Laurent du Maroni, en Guyane, à 68 ans, de paludisme et de tuberculose. Mort à un âge assez avancé, pour lépoque. Mort surtout beaucoup plus confortablement, si on peut dire, que ses victimes et ses deux principaux complices. Et sil avait vraiment eu des protections, aux enfers ou sur cette terre, le sinistre Calendrin
La bande à Calendrin sest constituée vers 1909, dans le Sud. Son appât : lor. Calendrin, qui a la cinquantaine, a accumulé de sombres croyances au fil des ans. Il était dabord bazardier, puis il sest reconverti dans les tisanes, les simagrées et la sorcellerie.
Il a voulu déterrer le crâne de La Buse, au cimetière de Saint-Paul, pour le faire parler et lui demander où était son trésor. Il aime organiser des cérémonies nocturnes aux croisées de chemins, avec bougies, rhum et signes cabalistiques tracés dans la poussière, sous les yeux médusés de ses disciples.
Que Calendrin ait des pouvoirs magiques, cest une question de foi, ou de naïveté. Quil connaisse les plantes, en revanche, cest attesté. Il sait ce qui, dans la flore réunionnaise, peut endormir, et éventuellement tuer.
Il a même mis au point une poudre jaune qui, paraît-il, endort les chiens et les gens. Suffit de la mélanger avec un appât ou de la souffler à travers un trou avec un tube de bambou. Mais pourquoi endormir les gens ? Parce que La Buse ayant dérobé son crâne aux recherches, Calendrin a réorienté ses investigations vers les vivants. Cest moins riche quun pirate de légende, un vivant, mais ça possède quelquefois un petit magot sous son oreiller
La bande se contente dabord de cambriolages. Seule bizarrerie : les nouveaux voleurs opèrent la nuit, sans que personne se réveille.
Mais chiper une montre ou une boîte à gâteaux pleine de piécettes ne suffit pas à un ambitieux comme Calendrin. Il veut plus. Il veut surtout faire appel à des esprits. Et les esprits, ça veut du sang, tous les sorciers vous le diront !
Donc, ils ont accumulé les cambriolages, les complices de Calendrin, dit Saint-Ange Gardien. Mais le 19 mars 1909, ils franchissent le pas qui sépare le délit du crime. Ils sont entrés chez un jeune homme, Hervé Deltel, un garçon qui va bientôt se marier et habite seul entre Saint-Pierre et le Tampon, au lieu-dit la Chattoire, ligne des 400. Ils sont entrés comme dhabitude, par effraction silencieuse.
Ils se glissent dans la chambre où dort le jeune homme. Et alors, sur lordre de Calendrin, Sitarane, le Mozambique trapu, lexécuteur des basses uvres, enfonce un couteau pointu, un couteau à couper laloès, dans lil du dormeur
Cinq mois plus tard, cest un couple qui est retrouvé baignant dans son sang, dans le quartier des Casernes à Saint-Pierre. Un couple qui était aimé dans le quartier : les époux Robert, instituteurs en un temps où cette profession était au pinacle de la société. Tous deux ont été égorgés et des traces laissent penser quon a violé la femme et quune horrible cuisine a été faite avec le sang des victimes.
Cette cuisine, elle sera révélée en septembre 1909 où la vigilance dun gardien permet de déjouer une troisième tentative de crime et darrêter toute la bande, une dizaine de personnes. La Réunion apprendra avec horreur, lors du premier procès en cour dassises, à Saint-Pierre, que Calendrin préparait des mixtures avec le sang des assassinés, des mixtures censées rendre ses complices invulnérables.
Ce nest pas la première fois, ce nest pas la dernière hélas que les croyances obscures mènent des gens vers la barbarie. Cette barbarie est telle, les détails sont si affreux que la cour de Saint-Pierre, sous le coup de lémotion, a la main lourde : en juillet 1910, elle prononce 8 condamnations à mort !
Ce jugement sera cassé et une autre cour dassises se réunit à Saint-Denis en décembre 1910. Cette fois, on différencie bien le rôle des principaux criminels et de leurs comparses. Calendrin, Sitarane et Fontaine, ceux qui entraient dans les maisons, qui tuaient et buvaient le sang, sont condamnés à mort. Les autres, disciples ordinaires qui se contentaient de profiter des butins, se voient infliger des peines de prison variables.
Mais on a vu que le président de la République, le président Fallières, a contre toute attente gracié le principal instigateur de toute cette affaire. Il a gracié le chef, Calendrin ! Tout à lheure, il ny aura donc que Fontaine, un long garçon de 25 ans et Sitarane, un homme massif de 41 ans, pour marcher vers les bois de justice, quon finit dassembler près du cimetière
Les marteaux se taisent, près du mur ouest du cimetière. Nous sommes le 20 juin 1911, il est près de six heures du matin. Il fait toujours gris et froid. Il pleut. Les autorités ont fait abattre une partie du mur du cimetière et la fosse des condamnés est déjà ouverte, à quelques mètres de ce mur. De lautre côté, tout contre la brèche, se dresse la guillotine qui est arrivée par le train spécial de la nuit.
Ces préparatifs traduisent une envie de faire vite, et sans tapage. Pourtant, la rumeur publique a fonctionné et une foule importante sest rassemblée près du cimetière, malgré le mauvais temps.
Mais les voici ! Ils descendent la rue de la Cayenne, serrés de près par le service dordre. Les gens se montrent les condamnés. Le grand mince, cest Fontaine, le créole. La Réunion se hâtera doublier son nom. Par honte, peut-être. Et lautre, pas très grand, 1 m 65, mais large, musculeux et le visage mauvais, cest Simicoudza Simicourba. Cest Sitarane, celui qui ouvrait la gorge des victimes.
Tout le monde a oublié le troisième homme, Calendrin le sorcier, le chef. Calendrin a su se tenir tranquille pendant les procès, il a été gracié, il vogue vers Cayenne, tandis que Sitarane a tempêté, menacé, juré ! Il a annoncé à La Réunion tout entière quelle sengloutirait sous les eaux ! Cest une bête, Sitarane et tout le monde est venu voir mourir la bête
Et cest vrai, il se dresse à la vue de la guillotine, il hurle des imprécations, il chante une mélopée de mort, dans le langage de ses ancêtres. Puis le couperet tombe. Et Sitarane entre dans la légende.
Ce nétait pas lui le chef, ce nétait pas lui le sorcier, mais il était le plus impressionnant de la bande. Alors, cest sur lui que la croyance populaire va reporter toute la sombre histoire, cest à lui quon va attribuer tous les pouvoirs occultes ! Lhistoire véritable est oubliée au profit de la légende.
Et depuis le 20 juin 1911, chaque nuit, dans des buts quil vaut mieux ne pas trop chercher à éclaircir, des mains anonymes viennent faire des offrandes à Sitarane le maudit, qui nétait pas sorcier mais qui était tout simplement une brute sanguinaire, auteur de trois assassinats sur commande
© Daniel Vaxelaire