Les géographes nous expliquent que le terme Sahel vient de larabe « sahil » qui signifie le rivage, le bord du désert. Pour les ethnologues et linguistes, ce même mot en langue bantoue désigne le bord (de lAfrique), là où vivent les peules Souahélis, de la Somalie au Mozambique, creuset de la culture Swahili. Vous ne trouverez cependant aucune référence à ces termes dans les registres de létat civil des esclaves à La Réunion : ceux-ci étaient nés en « côte dAfrique », sans aucune précision ni préciosité sémantique, et cest seulement dans les recensements de population que vous pourrez lire un peu plus sur le pays dorigine des esclaves, les individus y étant alors classés « indiens », « malais », « malgaches », « créoles » ou « Mozambique ».
Félicité, dont je vous conte en ces pages lhistoire (vraie), nest pas née au « bord de lAfrique » ou en « côte dAfrique », selon lexpression que vous privilégierez. Dautres recherches, que je nai pu entreprendre encore, me diront peut-être plus tard qui, de son grand-père ou de son arrière grand père, eut un jour linfortune de se trouver sur le chemin dun trafiquant desclaves en maraude sur les rivages du Mozambique, à la recherche de juteux profits commerciaux ; mais aucune étude ne pourra vous préciser le lieu exact où sopérèrent pendant plusieurs décennies ces ravages, et peut-être quun jour un livre de bord, quon aura retrouvé chez un riche négociant de Bordeaux, nous apprendra til un peu plus sur les conditions et lieux de ces captures. Vous pouvez cependant, en attendant et sans y être jamais allé, grâce à la magie dinternet et de « Google Earth », vous promener le long de ces 1700 kilomètres de criques, de plages et de mangroves de la côte du Mozambique, et imaginer ces scènes barbares de poursuites, de razzias et denlèvements, que le cinéma a immortalisées dans des films culte comme « Racines ». Depuis, certains historiens ont évolué dans leur approche théorique sur lorigine des esclaves de La Réunion et avancent lhypothèse que certains dentre eux seraient peut-être venus du cur même de lAfrique, doù ils auraient été capturés par des tribus ennemies, puis, après une longue traversée du continent, vendus aux commerçants négriers de la côte. Peut-être que les esclaves se sont-ils transmis oralement la mémoire de leur pays dorigine mais ces récits, non figés dans lécrit, ne sont pas parvenus jusquà nous.
Félicité na pas fait ce long et éprouvant voyage terrestre et maritime. Mon propos daujourdhui se circonscrira donc à vous relater, mais puis-je dailleurs faire plus, quelques épisodes de sa vie desclave ici, à La Réunion, ou tout au moins ce que les archives la concernant me permettent den dire. Je mesure la difficulté de lexercice, non pas parce la documentation se rapportant à une telle étude est par essence peu fournie, mais surtout parce que le sujet est sensible : Etes-vous amené à évoquer tel acte de maltraitance à légard dun esclave ? Vous seriez immédiatement accusé dexhumer un passé quil est plus que seyant doublier. Souhaiteriez-vous au contraire mettre en avant un geste de grande humanité dun maître envers son esclave ? Vous seriez alors taxé de révisionnisme ! Sans complaisance pour les tenants de lune ou de lautre thèse, jentreprends donc mon récit en vous emmenant à Saint Paul, là où tout commença pour Félicité, en espérant secrètement que sa nombreuse descendance voudra bien mabsoudre davoir raconté leur histoire hors des sentiers battus de lorthodoxie.
Félicité est une des esclaves de Jean baptiste Cerveaux, un habitant des hauts de Saint Paul, fils de Antoine Cerveaux (1729/1804), descendant de Edmé Cerveaux dit Champagne (1697/1746). Edmé Cerveaux, né à Epineuil dans lYonne le 15-08-1697, fils de Robert Cerveaux, vigneron, et de Marie Liegeot, est lancêtre de tous les Cerveaux de La Réunion. Quatre de ses fils (Laurent, Antoine, Edmé et François) sont venus sinstaller dans une zone connue aujourdhui sous le nom de Bois De Nèfles Saint Paul, de part et dautre de la ravine Bassin, entre la ravine La Forge et la ravine Précipice. Cest une localité que les familles Odon connaissent bien puisque leurs ancêtres, un siècle après les Cerveaux, viendront eux aussi sy installer, chassés par les catastrophes qui affectèrent Salazie à la fin du XIXème siècle.
Mais Félicité na pas toujours vécu dans cette famille. Un faisceau dindices, recoupant entre les déclarations des frères Cerveaux et létat civil des esclaves de Saint Paul, mamènent à établir que Félicité serait née dans cette commune le 27 août 1770, sur la propriété de Raynaud de Belleville, un riche propriétaire originaire du Languedoc, possédant alors près de soixante dix esclaves, marié à une créole du terroir, Marie Hibon. En application du Code Noir, alors en usage dans lîle, vous ne connaitrez jamais le père de Félicité, mais uniquement sa mère, Julie, alors âgée de 32 ans, esclave de Raynaud. Les rapports entre le maître et lesclave paraissent alors plus que cordiaux puisque Félicité a pour marraine la propre fille de Raynaud, Marie Catherine. Une seule ombre à ce tableau : sa mère tombera malade quelques années plus tard (son propriétaire la déclare invalide au recensement de 1778). Vint ensuite léprouvant moment de la séparation : vers 1785 Raynaud vend ses esclaves aux frères Cerveaux, qui à leur tour les répartiront entre leurs héritiers. Julie se retrouve chez Laurent et Félicité chez Antoine(le plus riche de la fratrie puisquil possède 26 esclaves), puis, par dévolution successorale, chez Jean Baptiste Cerveaux. Il faut bien entendu lire cet itinéraire avec circonspection tant sont volatiles les informations que vous tirez parfois des recensements. Elles étaient néanmoins suffisamment convergentes pour mincliner à vous décrire sous cet angle là, et sans trop tomber dans lerreur, notre personnage et son parcours.
A défaut dêtre plus affirmatif sur les origines de Félicité, je vous apporterai des renseignements mieux étayés sur son cadre journalier de travail. Au moment où je vous ouvre la demeure des Cerveaux, en 1823, Félicité est depuis longtemps déjà un monument au sein de cette famille : le maître des lieux est à peine plus âgé quelle (il est né en 1766), son épouse Géneviève Grosset est née la même année que Félicité, mais surtout Félicité a vu naitre (et certainement aidé à naitre) tous les enfants du couple : Marie Héloïse en 1795, Jacques Moïse en 1797, Marie Elisabeth en 1802, François Rieul en 1803, Antoine en 1808, Agricole en 1810 (décédé à 6 ans) et Elzéard en 1816. Ils resteront tous sur le domaine familial après leur majorité et continueront à lhabiter même après leur mariage ! Cette proximité avec la famille et les événements familiaux ne dispenseront toutefois pas Félicité dêtre affectée « à la culture » ou « à la pioche » avec ses autres compagnons dinfortune, dont le nombre varie au gré des recensements annuels : Thomase, Melon, Jean-Louis, Etienne, Lucile, Proba, Léocadie, Sylvain, Jean-Pierre, Ditri, Sérophie, Marie Rose, Sidon, ainsi que dautres enfants en bas âge qui viendront progressivement grossir leurs rangs : Florine, Pierre, Félicienne et Estel.
Vous prendrez soin dajouter à cette liste Gédéon, le propre fils de Félicité, quelle porte sur son dos quand elle se rend aux champs, à la manière des femmes africaines daujourdhui. Gédéon est né en 1814, selon la déclaration faite par Jean baptiste Cerveaux en 1815, mais vous conclurez à des dates différentes, entre 1803 et 1814 si vous vous référez à dautres documents, et je nai malheureusement rien trouvé dans létat civil des esclaves de Saint Paul qui nous permettre darrêter une date de naissance plus précise. Son père se prénomme Jean, né vers 1760, selon la déclaration dAntoine Cerveaux, son propriétaire, en 1787. Je ne pourrai vous en dire plus sur lui car il existe deux esclaves chez Antoine Cerveaux à porter ce prénom, tantôt décrits comme créoles, tantôt comme malgaches ou cafres. La présence de Gédéon aux côtés des autres enfants nest pas elle non plus toujours continue et facile à cerner, eu égard à la versatilité des déclarations que jai évoquée plus haut, mais, adulte, on le retrouve régulièrement aux travaux des champs avec les autres esclaves de Cerveaux Jean Baptiste .
Leur espace de travail est un terrain situé entre la ravine Bassin et la ravine Précipice, de 5 gaulettes sur 400, soit une étroite bande de terre de 25 m de large sur 2000 de haut ( !), ce qui mamène à déduire que les esclaves devaient faire plusieurs fois par semaine des aller-retour quotidiens jusquà la ligne daltitude 1000 pour cultiver ce que le Cerveaux savent faire depuis trois générations, et que vous retranscris tel que je lai trouvé : « caffé », « mahi », « pois du cap », « arricot », « ambrevattes » et « manioque » (la culture du « ris » et du « bled » ayant été arrêtée depuis Antoine Cerveaux), sans pouvoir vous préciser si cette orthographe était inspirée dépoque ou de la plume du recenseur. Un peu plus tard cette propriété sagrandira dun deuxième petit terrain de 75 m par 300, au même lieu, et la famille se concentrera sur la culture du maïs (dont ils arrivaient à produire jusquà 800 tonnes par an) et celle du café. Vous noterez quil ny a pas encore de canne à sucre en ces lieux en 1823. Les esclaves doivent aussi nourrir et entretenir des animaux de ferme, même si le cheptel a quelque peu diminué depuis lépoque où le père Antoine Cerveaux possédait quatre vaches, deux veaux, quinze cabris, vingt huit cochons et deux chevaux. Enfin vous devez savoir que Gédéon et ses compagnons réparent de temps à autre le chemin communal de Bois de Nèfles, au titre des « journées de noirs » que les habitants doivent à la collectivité pour lentretien des espaces publics. Je suis sûr pour ma part que vous féliciteriez ces infatigables travailleurs si vous connaissiez mieux la configuration des lieux : la partie basse, en dessous du chemin de ligne, est un chaos de blocs de galets qui, aujourdhui encore, résiste aux plus modernes des brise-roches. Il ny poussait, quand jy allais, enfant, quune végétation rabougrie et de rares pieds de vavangues et de zattes brulés par le soleil. Il ny survivait que dagressifs caméléons à tête rouge. La partie haute, la plus cultivable, exigeait en contrepartie davoir des aptitudes affirmées à la randonnée en moyenne montagne, et ce nest dailleurs pas pour rien quun hameau à la même altitude sappelait « Martyre » ! Lorsque vous roulerez sur lautoroute des Tamarins à hauteur de Savanna, donnez-vous la peine de regarder vers la montagne et vous pourrez vous persuader par vous-même de la difficulté de vivre en ces lieux en 1820. Une seule consolation (si lon peut dire) : cette peine était partagée par tous, blancs comme noirs.
Voilà donc le quotidien de Félicité. Petit à petit cependant, et quand bien même les recensements la disent toujours affectée aux plantations, Félicité développe un talent pour lequel elle a montré par le passé quelques aptitudes : elle officie comme sage femme dans le village et continuera es-qualité tout le reste de sa vie durant. Nous ne pouvons douter quelle exerce cette activité avec la complaisance appuyée, sinon la forte complicité, de Mme Cerveaux. Nous doutons encore moins quelle soit devenue désormais indispensable à toutes les familles des lieux. Vingt et un siècle après Platon, ne nous rappelle telle pas ainsi la célèbre dialectique du vieux philosophe : « le maître est lesclave de lesclave » ?
Mais cette description de lunivers de Félicité serait incomplète si je ne vous disais que Jean Baptiste Cerveaux a indiqué dans la colonne de droite de sa déclaration de 1823 que tous ses esclaves étaient vaccinés ! Mon premier élan à la lecture de ce document est de saluer lavènement dune ébauche de code de travail que je croyais absent des préoccupations de lépoque. Puis je réalise que Pasteur ninventera son premier vaccin que soixante années plus tard et découvre ainsi que notre île, pourtant si isolée et que je mimaginais ignorante des découvertes faites en Europe à lépoque, protégeait déjà ses esclaves contre la variole, en leur inoculant le virus de la vaccine, une technique promue par Jenner à peine trente ans auparavant ! Vous nêtes cependant pas au bout de vos surprises si je ne vous relate pas cette inspection impromptue que reçut en mai 1841 un lointain mien cousin, Louis Michel Merceros, forgeron à la Rivière des Marsouins à Saint Benoît, décidée par la haute magistrature de lîle sur les conditions de vie des esclaves[1]. Tout fut passé en revue lors de cette inspection diligentée par le substitut Lacqueray de Valménier : les vêtements de rechange, les horaires de travail (« du lever au coucher du soleil » avec deux heures de repos par jour), la salubrité des cases et lexistence de jardins privatifs, la nourriture distribuée (75 décagrammes de riz ou un kilo de maïs moulu par jour), les instruments de punition (fouet, bloc ou prison), la santé, lenseignement de la religion, les plaintes pour mauvais traitements formulées par les esclaves etc. Quelques rares moments de sollicitude administrative dans un vaste océan de servitude, mais sollicitude tout de même ! Dois-je vous dire que Louis Michel Merceros nobtint pas 10/10 ce jour là à cette inspection, en particulier à la rubrique « logement » où il fut noté que les cases et les jardins des esclaves étaient négligés, et la partie « instruction religieuse » jugée presque nulle ? Sa veuve, Antoinette Marie Suzette, ma laissé un bien meilleur souvenir, qui stipula dans son testament[2]: « La nommée Jeanny, cafrine, âgée denviron vingt six ans, mon esclave, domestique, mayant toujours servi avec fidélité, zèle et affection, je veux et entends quelle soit affranchie de toute espèce de servitude au jour de mon décès, et, pour quelle ne soit à charge de personne, lui assure par le présent une rente viagère de soixante francs par mois, que mes héritiers seront tenus de lui payer comme aussi de lui fournir un logement pendant sa vie ». Si cette générosité vous émeut, vous devez alors savoir que Félicité eut un traitement encore meilleur, car elle fut, rien moins, affranchie par son propriétaire dès 1840, soit huit ans avant labolition.
Cette décision a muri progressivement : après le décès de Jean Baptiste Cerveaux en 1827, sa veuve se retire progressivement de ladministration de ses biens, confiant la poursuite de lexploitation à ses enfants à qui elle cède tous ses esclaves dès 1838, à lexception de Félicité. Elle établit alors pour cette dernière un dossier daffranchissement, comme lexigeait en pareil cas la réglementation, afin de vérifier que lesclave libéré avait les moyens minimum de sa subsistance. Après délibération du Conseil Privé du gouverneur, avis du procureur du Roi et de la municipalité, ce dossier fut accepté et Félicité fut affranchie le 31 août 1840 [3]. Il vous faut noter que cet arrêté fut assorti, moment hautement solennel, dun nom : Félicité sappela désormais Félicité Savouray et son métier de sage femme y fut en même temps officialisé. Je ne pourrai jamais vous dire qui commandita ce nom, de Mme veuve Cerveaux ou de ladministration royale, mais ce ne dût pas être ce jour là le plus important de lévénement. Ainsi sachevèrent soixante dix années dune vie de servitude. Félicité continua à demeurer chez son ancienne maîtresse pendant dix ans encore et sy éteignit le 04-11-1850. Mme veuve Cerveaux Jean Baptiste ne lui survécut que deux mois. Unies dans la vie, unies dans la mort, elles nous ont laissé par ce signe une grande marque de fidélité et damitié dont nous parlent peu nos livres dhistoire.
Tout à mon récit de la vie de Félicité je nai pas négligé son fils Gédéon, disparu depuis 1837 des recensements de Mme Vve Cerveaux. Mes recherches auprès des héritiers de Jean Baptiste Cerveaux ne mayant pas permis de le localiser, jai pensé pendant longtemps que Gédéon avait pris le maquis pour rejoindre ses congénères, en fuite dans le massif des Bénares, lieu historique du marronnage, là même où les historiens affirment avoir découvert le camp du roi Phaonce, ce légendaire fugitif dont les expéditions nocturnes terrorisaient, dit-on, les populations blanches du littoral. Du Grand Bénare Gédéon aurait-il alors gagné la forêt du Tapcal dans les hauts de lIlet à Cordes, pour y faire sa demeure et se soustraire définitivement à lesclavage ? Ne sexposait-il pas ainsi inutilement, dix ans avant labolition, au mousquet de la maréchaussée ou des chasseurs de primes ? Il me fallait en savoir plus et éplucher un à un les 1000 recensements de lannée 1839 des ménages Saint Paulois. Je découvris ainsi que notre ami nétait pas bien loin, à une centaine de mètres tout au plus, chez Paulet Michel, un agriculteur possédant une propriété de 122m sur 731 « entre la ravine Bassin et son bras », ainsi quun autre terrain de 15m sur 2192 entre cette même ravine Bassin et la ravine Laforge. Je nai en revanche trouvé aucun acte de cession expliquant la présence de Gédéon sur cette habitation. En 1842 Paulet donne la description suivante de Gédéon : né vers 1807 (date qui sera confirmée ultérieurement par Gédéon lui-même), de type cafre, cheveux crépus, taille 1m515 (à lépoque on mesurait jusquau millimètre), un bouton sur le nez. Ces mentions sont bien entendu interdites aujourdhui dans les fichiers : je vous les donne pour mieux connaitre notre personnage et espère que vous ny verrez aucune forme de racisme. En ce qui concerne les tâches quotidiennes des esclaves, je nai pas le détail précis des cultures de Paulet Michel mais, comme vous connaissez maintenant mieux que moi la géographie des lieux et la météo qui y règne, vous pourrez imaginer facilement à quoi et sur quoi Gédéon sest éreinté léchine pendant une décennie.
Puis Gédéon disparait à nouveau de mon champ de vision vers 1845, mais cette foi-ci je ne vais pas le chercher dans dhypothétiques camps de marrons, car je sais où le trouver : tapi le soir après le travail dans les carreaux de cannes proches (car la canne à sucre commence alors à dessiner nos paysages), notre homme guette celle qui, depuis le début de lannée 1846, hante ses nuits et se rêves : une certaine Clémance, née en 1828, esclave ainsi que sa mère Pauline, fille naturelle dUrsule, de Grosset Elisien. Ce dernier possède une plantation entre les ravines Précipice et Tête Dure, de vingt mètres de large et montant jusquau sommet. La mère et la fille y sont servantes. Gédéon et Clémance semblent être faits lun pour lautre : identité de destin, même taille, autant déléments qui ne peuvent que les rapprocher. Aussi la jeune fille reçoit-elle cinq sur cinq les messages enflammés de son prétendant, et ce qui nétait jusquici quun amour platonique débouchera quelques mois plus tard sur la naissance dune petite Marceline, dont je vous ai retrouvé lacte de naissance n° 161, intitulé « Marceline, au sieur Grosset Elisien » : « lan 1847, le treize juillet à trois heures de laprès midi, le sieur Grosset Elisien, cultivateur, nous a déclaré par écrit que la nommée Clémence, créole, âgée de dix neuf ans, domestique, son esclave, inscrite au vingt troisième registre matricule sous le n° 6778, était accouchée le dix de ce mois, à trois heures de laprès midi, dune fille qui a été nommée Marceline, et avons signé, dont acte ».
Gédéon aura à peine le temps de savourer ce bonheur familial quun autre événement interviendra lannée suivante, le vingt décembre 1848, plus important celui-ci, puisquil scellera à jamais son destin dhomme libre. Nul ne saura nous dire si ce jour-là ils ont pu louer une charrette pour aller festoyer au Barachois à Saint Denis avec tous les esclaves libérés, mais votre imagination vous a certainement déjà dicté que le carry de tangues a dû être partout au menu ce soir là, copieusement arrosé de mandoze comme il se devait. Pour la circonstance notre couple du jour arborera pour la première fois de leur vie un nom : Gédéon devient Ledoux Gédéon, et Clémance : Golville Clémence. Vous avez lu dans un précédent billet que ces noms étaient attribués par des recenseurs municipaux sur la base dune logique et dune motivation qui nont jamais pu être décryptées finement, aussi me garderai-je de les expliciter. On peut supposer tout de même que le nom de Gédéon devait renvoyer sans doute à son caractère conciliant et modéré, disposition qui navait pas échappé à son recenseur et qui lui valut donc ce patronyme plutôt flatteur.
A linstar dune grande majorité desclaves découvrant la liberté en 1848, Gédéon ne déménagera pas des lieux où il a connu la servitude. La preuve nous en est apportée par la naissance de ses deux autres enfants, Pauline et Marcelin Gabriel, nés tous les deux sur la propriété de Grosset Elisien. Pour la circonstance il vous faut noter que ce dernier nest plus propriétaire mais « engagiste » de Clémence, et que sa propriété sest vraisemblablement étendue jusquau Guillaume. Pauline est née le 29-03-1850 « en la demeure de son engagiste, situé à lendroit appelé le Bois De Nèfles », et Marcelin Gabriel le 14-07-1852 « à lendroit de cette commune appelé Le Guillaume ». Puis le couple et toute la belle-famille (Pauline et son mari, Ursulin Paul Asile) déménagent vers la Grande Ravine à Trois Bassins, chez un cultivateur de Saint Leu, Mercher Victor Amédée, qui leur offre semble til à tous un contrat plus avantageux. Une quatrième naissance survient en ces lieux, celle dHermance, le 11-10-1854, puis le couple arrête la décision de se marier le 24-10-1855. Ce mariage, célébré à Saint-leu puisque Trois Bassins nen est pas encore détaché, est une date clé dans lhistoire de Gédéon, car il y donne des informations sur létat civil de ses proches qui me permettront de remonter sa généalogie et de vous signer les présentes lignes. Au passage il légitime ses quatre enfants qui porteront donc désormais le nom de Ledoux.
La suite de la vie de Gédéon est lhistoire dune longue itinérance dans la région de Trois Bassins, comme si notre héros ne trouvait pas sa place ni son bonheur chez le même employeur : en 1858 il migre comme colon (ou engagé) chez Galasse Elixène, en 1864 chez Frédéric Ringwald, en 1866 chez Aldabert Raux puis en 1870 à nouveau chez Frédéric Ringwald. Un gout prononcé certainement pour une existence sans entraves, quil nous serait difficile de lui reprocher après le film que nous venons de dérouler de sa vie ! Mais ce nest pas de ce nomadisme là que je veux vous parler car, dès 1856, il se produit un événement dans la vie de Gédéon dont ses descendants mâles porteront la mémoire jusquà la fin des temps : Gédéon Ledoux ne se contente pas de déménager, il change de nom et devient progressivement Gédéon Odon. Laffaire éclate à mes yeux le 28-11-1856 lorsque Gédéon déclare la naissance de sa fille Félicité à la mairie de Saint leu, en présence et de ses deux témoins, Fabien Couchan et Bélizaire Lebry, et de ladjoint au maire Armand Mutuel. Ce jour là le nom de Gédéon sécrira Odou, et on retrouvera également ce nom sur lacte de baptême de la petite Félicité, rédigé par le révérend père Gabou, curé de la paroisse de Trois Bassins, le 7 décembre suivant. Difficile donc dimaginer que tout ce monde, atteint simultanément dune surdité passagère, aurait été abusé par la proximité phonique entre « Gédéon Ledoux », « Gédéon Odou ». Cest bien le document que leur a remis Gédéon, un extrait dinscription sur les registres spéciaux de la commune qui, rédigé hâtivement en 1848, a entretenu la confusion et entrainé cette mutation de son nom. Je ne suis pas au bout de mes surprises lorsque je maperçois que, bien avant son mariage, à la naissance de Ursulin Cécilia, la fille de sa belle-mère, le 18-10-1853, Gédéon sappelait déjà Gédéon Odon, et cest le même officier de létat civil, Armand Mutuel, qui a rédigé tous ces actes ! Difficile cependant de tenir grief à ce dernier seul dune mauvaise lecture du document que lui tend Gédéon car son successeur, Michel Constant Leclerc, fera la même erreur en écrivant « Gédéon Odon » huit années de suite dans les registres de la commune : le 21-06-1858 à la naissance de Marie Marguerite Odon, le 15-07-1860 à la naissance de Jean Baptiste Odon, le 09-07-1862 à la naissance de Gédéon Odon fils, le 10-06-1864 à la naissance de Augustin Odon, le 18-06-1864 au mariage de sa belle sur Estelle avec Ribecq Jean Pierre, enfin le 01-07-1866 à la naissance de Marie Rose Odon. Vous avez bien sûr compris que je ne suis pas en train dinstruire un procès contre Gédéon pour usurpation didentité : il nexiste aucune propriété patronymique ou marque déposée sur ce nom « Odon », qui na été à lorigine à la Réunion quun prénom, porté par des enfants libres ou des esclaves. En existerait-il dailleurs que nous ne serions pas fondés à le lui opposer, quand on sait la façon arbitraire dont lui a été attribué son propre patronyme et qui justifierait à elle seule, si tant est que cela soit le cas, quil veuille en changer. Je voulais juste par là vous faire part de mon étonnement quand, voulant remonter la piste de mes ancêtres, jai rencontré un jour cette famille Odon que je ne connaissais pas, dans les recensements et les listes électorales de la section spéciale de Trois Bassins. Poussé ensuite par la curiosité jai entrepris létude de leur généalogie à eux aussi, et cest ce qui ma conduit devant vous aujourdhui. Mais je nai pas épuisé là lénumération de ces turbulences patronymiques : dans le même intervalle de temps où Gédéon baptise ses enfants « Odon », létat civil de Saint Leu lui attribue par deux fois le nom « Ledoux », ainsi le 15-09-1864 au mariage de sa fille Marceline avec Berby Jean Baptiste et le 08-07-1868 au mariage de son autre fille Pauline avec Floramir Ernest ! Personne à la mairie de Saint Leu ne semble alors remarquer ces étranges va-et-vient. Cette métamorphose administrative, certainement bien involontaire de la part de Gédéon et de son épouse, qui ne savaient pas lire, prendra fin le 10-12-1870, à la naissance de leur dernière fille Jeannette. Cest un nouvel adjoint au maire, Berthaut Joachim Denis, qui préside ce jour là la séance. Lit-il plus attentivement lextrait dacte que produit Gédéon ? A-t-il été alerté par ces incompréhensibles et erratiques mutations de nom dans les registres de sa commune ? Cest décidé : Jeannette ce jour là sappellera Ledoux et gardera pour le reste de sa vie ce nom, comme vous pourrez le vérifier à son acte de mariage le 21-10-1889, et Gédéon reprendra désormais son ancienne identité, notamment au mariage de sa fille Hermance avec Caparin Adolphe le 23-09-1876 et, événement plus tragique, au décès de son épouse le 24-12-1872.
Gédéon possède une descendance « Ledoux » de par le mariage de son fils Marcelin Gabriel avec Cafarin Anaïs le 20-11-1880 à Trois Bassins. Il possède une descendance « Odon », plus nombreuse, par ses trois fils Jean Baptiste, Gédéon et Augustin. Jean Baptiste a épousé Telon Louise qui lui a donné trois garçons : Julien en 1886, louis Joseph en 1888 et Jules en 1899. Gédéon fils a épousé le 24-11-1885 Adrien Joséphine qui lui a donné deux garçons : louis en 1891 et Pierre en 1895. Augustin a épousé le 25-10-1887 Mola Marie Justine qui lui a donné quatre garçons : Adrien en 1897, Marcelin Auguste en 1898, Louis en 1899 et Jean Baptiste en 1902. Ces familles Ledoux et Odon de Trois Bassins ignorent sans doute aujourdhui quelles descendent du même patriarche, né vers 1807 à Bois de Nèfles Saint Paul sur la propriété de Jean baptiste Cerveaux. Puisse cet essai leur remémorer leur histoire commune et rappeler à tous que lhistoire des esclaves de la Réunion ne se résume pas à un nom et ne commence pas en 1848 !
Je navais pas programmé de terminer mon récit sur la mort de Gédéon car, à limage de son acte de naissance resté secret, je navais jamais pu à ce jour trouver son acte de décès et imputais cet échec, trop hâtivement peut-être, à la séparation intervenue en 1897 entre les communes de Trois Bassins et de Saint leu. Javais pendant des semaines, mais en vain, alerté un service dentraide généalogique à Aix en Provence, là où sont conservées les archives de loutre-mer, afin de mettre la main sur cette pièce essentielle qui maurait permis de vous dire sous quelle identité Gédéon a quitté notre monde. Comme toujours mon imagination fantasque mavait emmené trop loin. Jaurais dû le chercher chez un de ses enfants, ainsi que cest le cas pour la plupart des gramounes à la Réunion à la fin de leurs jours, et cet donc chez son gendre Berby Jean Baptiste Hyacinthe, à Hermitage les Hauts, que je lai retrouvé, à quelques heures de clore ce récit. Il sy était retiré après la mort de son épouse et cest là quil sen est allé le 25-01-1891. Vous voulez que je vous dise : il aura épuisé jusquau bout les fonctionnaires de létat civil. Sur son acte de décès[4] il est indiqué quil sappelait « Gédéon Odoux » !
Sur ces pages qui se ferment, et sur ces illustrations dAntoine Roussin qui me semblent coller parfaitement au décor de ta vie, je te dis donc adieu Gédéon. Tavouerais-je limmense plaisir que jai éprouvé à retracer ton histoire, quant bien même les mois de recherche que ce travail a nécessités ? Mais comprendrais-tu ma grande déception si je te disais quaux Archives Départementales de la Réunion je rencontre si peu de descendants desclaves à la recherche de leurs origines, comme si ce trésor historique devait être laissé à lappétit de quelques initiés seulement ? Et tu mesurerais certainement ma profonde révolte si je te disais que je ny ai jamais croisé non plus ceux qui, depuis des décennies pourtant, se sont fait métier de conter aux Réunionnais lhistoire et le destin du peuple créole.
Fait à Saint Denis de la Réunion le 30-10-2010
Jean-Claude Odon ( jcodon@wanadoo.fr)
Sources : Je naurais pu écrire ces lignes sans les sources suivantes qui mont largement inspiré, et dont je remercie les auteurs :
– Camille Ricquebourg : Dictionnaire Généalogique des familles de lîle Bourbon
– Le Cercle Généalogique de Bourbon et sa banque de données
– Pierrette et Bernard Nourigat : recueils sur les affranchissements des esclaves avant et en 1848
– Régine Crasson de Balbine qui ma fourni lacte de décès de Félicité, introuvable à La Réunion
– Archives numérisées de lYonne : naissance de Cerveaux Edmé
– Et des sources diverses aux Archives Départementales de La Réunion : recensements des familles de Saint Paul de 1778 à 1848, état civil de St Paul, St Leu et Trois Bassins, notaires de St Paul et de St Benoît, juge de paix de St Benoît, Conseil Privé du Gouverneur, Bulletins Officiels de La Réunion etc.
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[1] Voir ADR 603W109
[2] Voir Me Vetter, 12 août 1845
[3] Bulletin Officiel de lannée 1840, page199, en libre consultation aux Archives Départementales de La Réunion
[4] Voir ADR : décès 1891, St Paul, acte n° 46
Bonjour à tous et à Régine que j’embrasse fort. Très intéressant cet article sur Odoux/LEDOUX; Il y a dans la base des baptêmes du CGB un certain Gédéon fils de Félicité baptisé en 1808 à Saint Paul. Ce serait peut-être interessant de passer au diocèse.
BISES…Lil
Votre article est fascinant et je vous en remercie. Recherchant les ascendant de mon ancêtre, Louis MERCEROS (°1843) x le 6/9/1862 à St Denis (église St Jacques) à Charles Albert Simoné ROBERT, je me demandais si votre cousin Louis Michel MERCEROS, forgeron à la Rivière des Marsouins à St Benoît, époux de l’aimable Antoinette Marie SUZETTE, avait un rapport filiatif avec elle. Je vous remercie de votre réponse et vous souhaite une excellente continuation.
Cordialement,
G. Devalière
Il s’agit de Louise MERCEROS, et non Louis!